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L'argument du déployeur universel

Dans son petit livre ``le philosophe et son scalpel" Stéphane Ferret semble ne pas craindre l'intrusion du scalpel philosophique partout dans son corps, à la notable exception du cerveau [Ferret, 1993]. Le philosophe mécaniste au contraire, ne privilégie aucune de ses parties, cerveau compris, si bien, que sur son lit d'hôpital avec une tumeur au cerveau, lorsque son médecin lui apprend qu'il n'en a plus que pour une semaine de vie sauf, peut-être, s'il accepte une greffe d'un cerveau digital, il se demande : ``Pourquoi pas ?" L'hypothèse du mécanisme est que cette greffe est en principe possible à un certain niveau. Je propose alors l'expérience par la pensée consistant à se mettre à la place du philosophe subissant à l'hôpital une greffe effectuée, par hypothèse encore, au bon niveau. Comme l'opération se fait sous anesthésie, l'hypothèse du mécanisme rend cette expérience équivalente à celle d'un quelconque séjour à l'hôpital. Après un mois de convalescence, le philosophe remercie son médecin prétendant qu'il lui a sauvé la vie, et rentre chez lui vaquer à ses occupations habituelles.
Le point capital, à présent, est que si on a accepté le scénario précédent, autrement dit si on accepte l'hypothèse computationnelle, on est forcé d'accepter la possibilité du scénario suivant.
A l'hôpital on découvre que le cerveau était sain. Ne disposant pas des informations adéquates (suite aux négligences du département informatique de l'hôpital) et croyant bien faire, une équipe de chirurgiens reconstituent un corps au philosophe. Grâce aux renseignements génétiques extraits de cellules du cerveau, le nouveau corps artificiel est semblable à son corps naturel. Ainsi, deux mois après son entrée, le philosophe rentre chez lui, une fois de plus (?), avec son cerveau original, mais avec un corps artificiel.
Appelons P1 le philosophe qui est rentré après un mois. Son corps est naturel, son cerveau est artificiel. Appelons de même P2 le philosophe qui est rentré après deux mois. Son corps est artificiel, son cerveau est naturel. Appelons P le philosophe avant son hospitalisation.
Avec l'hypothèse computationnelle et parce que nous supposons le niveau de substitution adéquat, ni P1, ni P2 ne peuvent se douter de la présence de leur doppelgänger1 avant leur rencontre. Après leur rencontre tout deux ont raison de revendiquer un statut ``original". Nozick propose pour résoudre le problème de l'identité personnelle une théorie dite du continuateur ``le plus proche" [Nozick, 1981]. Mais un tel continuateur est ambigu : P1 est plus proche de P dans le temps, il dispose aussi de son corps biologique original, mais P2 dispose du cerveau original. En fait, avec le mécanisme il n'existe pas de critère objectif (communicable) capable de définir un continuateur plus proche univoque. En effet, si un tel critère existait, on pourrait l'utiliser pour dupliquer ce continuateur. Par construction il perdrait son univocité.
On peut tirer trois leçons de cette expérience:

  1. Ce qu'on vient d'illustrer : le mécanisme nous rend, à la façon des unicellulaires, essentiellement duplicables. Il s'agit d'un important possible effet secondaire de la greffe artificielle.
  2. Le computationnalisme est une affaire d'opinion personnelle : il est immoral de vous y contraindre et il pourrait être immoral de vous l'interdire.
  3. Le mécanisme entraîne une forme forte d'indéterminisme.

On comprend le point 2 en se plaçant à la place de P2. Il estime avoir survécu grâce à la négligence du département informatique de l'hôpital. En effet, si celle-ci ne s'était pas produite, son cerveau original aurait été détruit et il estime rétrospectivement qu'il aurait été tué puisqu'il voit bien à présent que celui disposant d'un cerveau artificiel est un autre, une sorte de jumeau imposteur qui tente de lui voler sa place. P aurait-il eu la moindre méfiance vis-à-vis du mécanisme, que P2 aurait ressenti cette suspicion croître en lui. Si P bénéficie d'assez de dispositions introspectives, P1 peut comprendre qu'en aucune façon il ne peut convaincre son double P2 d'avoir, lui P, survécu, en P1, à cette expérience. Le computationnalisme, s'il est correct, n'est donc pas démontrable (bien qu'on verra qu'il peut être réfuté). Du coup, il est criminel de contraindre une personne à une greffe de cerveau artificiel, car cela pourrait être un meurtre. De même, si la technologie rend une telle greffe possible, il pourrait, en l'absence de réfutation du mécanisme, être criminel de l'interdire à celui qui la demande car cela aussi pourrait être un meurtre par euthanasie passive. Un computationnalisme bien compris, je veux dire consistant, force ainsi le respect de la position non-computationnaliste.
Le point 3 est capital pour le besoin de notre démonstration et fait l'objet de la section suivante.



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Bruno Marchal
Thu Apr 1 00:14:24 CEST 1999