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On peut, sans user de
l'hypothèse du computationnalisme, utiliser les
logiques G, G*, S4Grz, pour invalider de façon
précise l'usage des phénomènes
d'incomplétude visant
à réfuter le mécanisme comme celle de Lucas que Penrose a
remis récemment sur le tapis [Lucas, 1961, Lucas, 1968, Penrose, 1989].
La part correcte de ces
tentatives de réfutation montre seulement que
si nous sommes des machines alors nous ne pouvons pas savoir
quelle machine nous sommes, ce qui rejoint les conclusions de
[Benacerraf, 1967], mais aussi les conclusions naturelles du
computationnalisme obtenues avec les expériences par la
pensée.
et donc l'ensemble des propositions arithmétiques p que
je (Lucas) peux savoir, c'est-à-dire telles que
p, est différent de l'ensemble des
propositions arithmétiques p que la machine peut
savoir (= démontrer, selon Lucas),
c'est-à-dire telles que
p. Lucas semble être à même de se distinguer
de toutes les machines (saines) sur un test de Turing limité
à l'arithmétique. Où est l'erreur ?
En faveur de Lucas, une chose est claire : si
obéit à S4, il n'est pas arithmétiquement
définissable (il n'est pas finitairement définissable par
lui-même). En effet, dans ce cas, il serait diagonalisable et
il existerait un énoncé p tel que p
↔p, donc p →
p, or p →p (par la réflexion T),
donc p, donc p (puisque p ↔
p), donc p (par nécessitation),
donc , puisqu'on a à la fois p et
p. Remarquons la similarité de cette preuve avec
la réfutation de Lucas.
Un raisonnement similaire montre directement que G* ne peut pas
être fermé pour la nécessitation, puisqu'il a la réflexion. On
voit en fait qu'aucune forme de communicabilité ne peut être à
la fois diagonalisable, obéir à l'axiome de réflexion et être
fermée pour la nécessitation.
En passant, on obtient une démonstration du théorème de Tarski
comme quoi la vérité arithmétique n'est pas arithmétiquement
définissable. En effet si tel était le cas, on disposerait d'un
prédicat ``Vrai" de vérité, et l'idée de Théétète pourrait produire
une connaissance ``p" qui serait intensionnellement
équivalente à Bew(p ) ∧
Vrai(p ), qui obéirait à la réflexion,
serait fermé pour la nécessitation et serait en
même temps diagonalisable.
Pour trouver de façon précise l'erreur de Lucas dans notre
contexte, c'est-à-dire avec le computationnalisme,
il reste à appliquer l'idée de Théétète à la logique G. En
réalité ceci n'est pas nécessaire, on peut se contenter de
travailler dans une arithmétique étendue avec S4 (comme
l'arithmétique épistémique de
[Reinhardt, 1985, Reinhardt, 1986], ou de [Shapiro, 1985]).
S4 désigne le système suivant :
-
AXIOMES :
- ( A →B) →(A →B)
- K
-
- A →A
- T
-
- A →A
- 4
-
RÈGLES :
- { A , A →B B }
- MP
-
- { A A }
- NEC
Dans ce cas, cependant, la relation entre la prouvabilité dans la
théorie et la prouvabilité informelle n'est pas claire.
L'avantage de l'idée de Théétète appliquée à une
machine auto-référentiellement correcte est de garantir au
départ l'égalité extensionnelle de la prouvabilité
formelle et de la prouvabilité intuitive.
L'idée de Théétète est capturée de façon précise
par la transformation modale BGKM (pour Boolos 1980, Goldblatt 1978,
Kusnetzov et Muravitsky 1977) de l'ensemble des formules modales dans
l'ensemble des formules modales : MPL → MPL :
Les variables propositionnelles sont
supposées avoir été ordonnées pi.
-
BGKM (p
i) = pi,
-
BGKM (A ∨B) = BGKM (A) ∨BGKM (B),
-
BGKM (A ∧B) = BGKM (A) ∧BGKM (B),
-
BGKM (A) = BGKM (A),
-
BGKM (A) = ( BGKM (A)) ∧BGKM (A).
On peut alors démontrer:
où S4Grz est naturellement le système S4 + Grz:
-
AXIOMES :
- ( A →B) →(A →B)
- K
-
- A →A
- T
-
- A →A
- 4
-
- (( A →A) →A) →A
- Grz
-
RÈGLES :
- { A , A →B B }
- MP
-
- { A A }
- NEC
On regarde alors le raisonnement de Lucas au niveau de la
vérité G*, et on constate que l'erreur se situe dans le
passage de la ligne 3) à la ligne 4) puisque G* 3), mais
G* 4).
En composant BGKM avec l'interprétation arithmétique (dans le
langage de la machine löbienne) de
G, on obtient une interprétation arithmétique de ,
c'est-à-dire, on obtient les transformations (paramétrées par F)Ê:
MBF o BGKM : LPM → L(M), et
Ainsi p est interprété par Bew(p )
∧p. La théorie S4Grz, constitue ainsi une
axiomatisation naturelle de la connaissabilité (intuitive et non
diagonalisable) de la machine. Le bord flou du sujet --y compris
l'incapacité qu'il a de se reconnaître objectivement-- est capturé
par le fait que
n'est pas effectivement définissable par la machine,
ni arithmétisable, ni diagonalisable. Comme il fallait s'y
attendre, l'idée de Théétète empêche le sujet de se définir
effectivement lui-même. De même, le sujet machine peut se
dupliquer, mais il ne peut pas effectivement (de façon effective,
constructive, communicable, ou connaissable) se reconnaître dans
le dupliqué. On rejoint d'une certaine façon l'idée de
Brouwer (le fondateur de la philosophie intuitioniste, cf
[van Stigt, 1990]) selon laquelle le sujet (et son oeuvre)
n'est pas (prouvablement) axiomatisable.
La formule de Grzegorczyk entraîne l'antisymétrie de la
relation d'accessibilité pour les modèles finis. Cela suggère une
interprétation temporelle (au sens subjectif) du développement
local de la connaissance du sujet, ce qui permet une
interprétation arithmétique du temps subjectif à-la-Bergson 1939
(voir aussi Dogen 1232-1253), ce qui encore est proche de la
philosophie de la conscience et du développement temporel du
soi de Brouwer (voir [Brouwer, 1905, Brouwer, 1983], voir
aussi [Grzegorczyk, 1964]).
Et de fait, une logique intuitioniste représentable
arithmétiquement, IL, émerge à ce stade. En effet, Gödel (1933) a
suggéré et McKinsey & Tarski (1948) ont
démontré qu'on peut interpréter la logique
intuitioniste dans le système modal S4. Grzegorczyk a
étendu le résultat pour S4Grz.
Voilà la transformation de 1933 de Gödel. Attention il s'agit
d'une transformation du langage propositionnel (non modal) dans
le langage propositionnel modal LPM:
-
G33(p
i) = pi
-
G33(A ∧B) = G33(A) ∧G33(B)
-
G33(A ∨B) = G33(A) ∨G33(B)
-
G33(A →B) = G33(A) →G33(B)
-
G33(A) = G33(A)
% futur KG
On a, avec IL pour Logique Intuitioniste (Grzegorczyk 1967)Ê:
Il suffit de composer les différentes transformations pour
extraire l'interprétation arithmétique de l'intuitionismeÊ
(Goldblatt 1978, voir aussi Artemov 1990):
J'argumente, avec le computationnalisme, en faveur de l'idée qu'il s'agit de la part
solipsiste du sujet. Un résultat formel, qui confirme ce point de
vue, est que le passage à G* ne rajoute aucune formule : ni
pour S4Grz (Boolos 1980a, 1980b), ni pour IL (Goldblatt 1978). Les
propositions absolument indécidables mais vraies, c'est-à-dire telles que
G* p ∧p, ne sont pas des images de
propositions intuitionistes par la transformation BGKM. Avec des
notations évidentes, Boolos et Goldblatt ont démontré que S4Grz =
S4Grz* et IL = IL* : le solipsiste identifie correctement (de son
point de vue) la prouvabilité et la vérité.
Notons qu'Artemov justifie (proprement) que l'idée
de Théétète, précisément l'idée de définir la prouvabilité
intuitive par la prouvabilité formelle
accompagnée de la vérité, p ∧p, peut être érigée en
une thèse de philosophie des mathématiques (comme l'est la thèse
classique de Church, voir Artemov 1990, Marchal 1995).
Conclusion. Lucas a essayé de tirer une contradiction de
l'ensemble des propositions
{p →p, p →p,
p ↔p},
où p est une proposition
arithmétique, représente la prouvabilité par une machine
auto-référentiellement correcte et représente la
prouvabilité intuitive de l'incorrigible Lucas.
La part correcte du raisonnement de Lucas montre seulement le caractère
contradictoire de l'ensemble
{p →p,
p →p,
(p ↔p)}. On a
bien G* p →p, G*
p →p, G* (p
↔p), mais G*
(p ↔p). On retrouve bien
la solution de Benacerraf.
Je mentionne le fait que Penrose commet clairement cette erreur
dans ``The Emperor's New Mind" [Penrose, 1989], mais ne la commet
plus dans ``The Shadow of the Mind". Il ne semble toutefois pas tenir
compte de cette correction [Penrose, 1994]. Penrose semble
persuadé que la proposition ``je suis une machine" n'a de sens
intéressant que si elle entraîne la proposition ``je
sais quelle machine je suis". Mais, avec les expériences par
la pensée, j'ai démontré que si le
computationnalisme est correct, alors je ne peux jamais
démontrer (ni savoir, avec l'idée de Théétète)
quelle machine je suis. Et encore avec l'idée de
Théétète, on vient de démontrer que cette
impossibilité est l'apanage de toutes les machines löbiennes.
Et on voit ici que les machines löbiennes elles-mêmes peuvent
démontrer que si elles sont consistantes, alors, elles ne peuvent
pas démontrer qu'elles sont telles ou telles autres machines.
Notons que la question de savoir si une machine (löbienne) peut
démontrer qu'elle est une machine non spécifiée est
ouverte. Une telle question peut être formalisée dans
l'extension du premier ordre de G* (qui n'est pas complètement
axiomatisable), et sort du cadre de ce travail (voir
[Marchal, 1995, Reinhardt, 1985, Reinhardt, 1986]).
Pour paraphraser Post 1922, l'argument ``Gödélien" ne peut
pas montrer que l'homme n'est pas une machine. Post ajoute que
l'argument montre seulement que l'homme ne peut pas construire une
machine prouvant les mêmes théorèmes (de
l'arithmétique) que lui. Ceci est encore trop dire
puisqu'avec le second théorème de récursion de Kleene
[Kleene, 1952], on peut rendre une machine quelconque
(extensionnellement parlant) autoreproductible.ÊCe que je montre
(avec le mécanisme) c'est qu'un sujet ne peut pas à la
fois construire une machine capable de prouver les mêmes
théorèmes (de l'arithmétique) que lui et en
même temps prouver qu'il en est bien ainsi, c'est-à-dire prouver
que cette machine est capable de prouver les mêmes
théorèmes que lui. En interprétant par
``je sais" et par ``il croit", où ``il" joue le
rôle d'une duplication de ``moi" (le rôle du
doppelgänger), les situations paradoxales des expériences par
la pensée sont suffisamment clarifiées pour confirmer
(cela ne veut pas dire prouver) la thèse digitale et
empêcher qu'on ne prenne des expériences par la pensée
reposant sur la duplication, pour des réfutations du
mécanisme.
En résumé, les erreurs dans l'usage du théorème de
Gödel, ou des paradoxes de la duplication, pour réfuter
le mécanisme reviennent en général (et à une
reconstruction logique de l'argument près) à un usage
simultané de T, Nec et de la diagonalisation (ou de la
représentabilité arithmétique). Le tableau
suivant récapitule la situation et peut servir de garde-fou
contre ce genre de confusion intensionnelle en philosophie
(mécaniste) de l'esprit:
| G | G* | S4Grz |
T | - | + | + |
Nec | + | - | + |
Diag | + | + | - |
D'autres applications de ces
logiques à la philosophie de l'esprit (aux rêves, aux
réalités artificielles, aux malins génies et au cogito de
Descartes,
à la conscience-durée selon Brouwer-Bergson, etc.) sont
proposées dans le rapport technique Marchal 1995. On peut
consulter aussi [Slezak, 1983] pour une analyse assez semblable du
cogito cartésien. Cette dernière résulte aussi d'une réfutation
approfondie de Lucas [Slezak, 1982].
Notons encore que cette phénoménologie de la connaissance
fournit une solution au problème du connaisseur (the Knower
Paradox, [Kaplan and Montague, 1961], voir aussi [Grim, 1991]).
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Bruno Marchal
Thu Apr 1 00:14:24 CEST 1999