Ce qui termine la démonstration et est sans doute la chose étonnante, c'est que l'hypothèse computationnelle COMP est incompatible avec la thèse de la supervénience physique SUP-PHYS. L'argument du graphe filmé sert effectivement à démontrer la proposition suivante:
Théorème 4 COMP => ~SUB-PHYS
On peut consulter [Marchal, 1988] pour l'argument original. Une
démonstration logiquement
équivalente a été donnée indépendamment par Maudlin
en 1989 [Maudlin, 1989].
La démonstration de Maudlin donne cependant plus
d'informations. Elle met explicitement en relief l'importance du
contrefactuel dans le computationnel en ce qui concerne la
supervénience. Pour une comparaison et traduction directe de
l'argument de Maudlin avec le graphe filmé on peut consulter mon
rapport technique [Marchal, 1995].
Notons que le graphe filmé et
l'argument de Maudlin démontre l'incompatibilité entre le
computationnalisme et la thèse de supervénience
physique. Comme le computationnalisme est notre hypothèse
(de travail), je propose d'abandonner la supervénience
physique, ce qui permet d'éliminer l'hypothèse
extravagante ainsi que l'hypothèse de l'existence d'un
univers concret. Maudlin semble vouloir conserver la thèse de la
supervénience physique et présente donc sa
démonstration comme une réfutation (au moins partielle)
du computationnalisme.
Preuve. La démonstration va se faire par l'absurde. Je vais à
nouveau procéder en modularisant les difficultés. Je vais
d'abord présenter l'argument original (Marchal 1988). Je vais
ensuite critiquer cet argument en soulevant quelques
objections. Ensuite, en
m'inspirant du travail de Maudlin 1989, je vais éliminer ces
objections. J'évoquerai pour terminer une objection contre l'argument
de Maudlin proposée par Barnes [Barnes, 1991].
Si on admet simultanément le computationnalisme et la
thèse de la supervénience physique on admet qu'un flux de
conscience --une suite d'expériences de la première
personne-- est associée (causalement,
épiphénoménalement, peu importe la nature de
l'association)
à l'activité physique --en principe descriptible à la
troisième personne-- d'un cerveau généralisé. Le
cerveau généralisé désigne la partie finiment
descriptible de l'univers qu'il est nécessaire d'émuler pour
qu'une première personne estime (sur)vivre (voir annexe D).
Cette partie existe avec COMP. Le cerveau généralisé peut
donc
être considéré comme isolé. Dans la figure 4.1 le
dessin du cerveau représente un cerveau généralisé.
Figure 4.1 : La supervénience physique
Pour fixer les idées, je supposerai que ce cerveau émule l'expérience correspondant à un rêve, en l'occurrence le sujet rêve qu'il est en train de voler. On peut aussi remplacer le cerveau par un simulateur de vol et supposer (ce qui avec COMP ne restreint en rien la généralité de la démonstration) que le sujet a effectué un ``grand plongeon". A présent, l'activité locale (sur un interval borné de l'espace-temps) d'une machine universelle ne nécessite pas une capacité de mémoire infinie. Dans la figure 4.2, le cube représente ainsi un dispositif fini entièrement digitalisable.
Figure 4.2 : supervénience physique avec le computationnalisme
La thèse de la supervénience physique SUP-PHYS suppose
l'existence d'un univers physique. Avec cette thèse, l'association
entre l'expérience du flux de la conscience et l'activité
physique et computationnelle du cerveau généralisé peut
être pensée comme une association en temps réel ou
en espace-temps réel. Bien sûr nous savons déjà
qu'avec le computationnalisme, le sujet n'a pas de connaissance directe
sur ce temps réel. En particulier, si on ralentit ou si on
accélère le travail du dispositif digital, le sujet ne peut
pas s'en rendre compte. Néanmoins, la thèse de supervénience
physique SUP-PHYS associe des expériences de conscience
de la première personne, comme le vertige ou le plaisir de
voler, à des
événements physiques comme ceux (descriptibles à la
troisième personne) se produisant dans le cerveau
généralisé.
A présent, avec le computationnalisme, au niveau de substitution
adéquat, la nature des entités physiques et des
événements physiques réalisant l'exécution
digitale n'importe pas. Que le cube digitale soit émulé par
une machine de Babbage, par une machine de Turing manipulée
manuellement ou par un ordinateur électronique de von Neumann, ne
change rien à l'expérience de la conscience du sujet. On peut
donc supposer que le cube digital est réalisé par une machine
de von Neumann, et en particulier une machine de von Neumann
tout à fait particulière, comme celle que je vais
décrire plus loin.
Je rappelle qu'une machine de von Neumann est constituée
essentiellement d'un graphe booléen, c'est-à-dire un graphe dont les
sommets sont constituées de portes électroniques réalisant
les opérations logiques du ET, du OU et du NON, et dont les
arêtes sont constituées de ``fils électriques"
(on peut consulter [Marchal, 1983] pour une illustration concrète).
Comme la nature des entités physiques et des événements
physiques réalisant l'exécution digitale n'importe
pas, on peut supposer que les entités substituables, comme
les portes logiques ou les bus électroniques, ne sont pas
conscientes --ne véhiculent pas d'expérience de la
première personne. Au cas où elles seraient
``accidentellement conscientes",
leur conscience est supposée ne pas jouer de rôle
pertinent pour l'expérience subjective du sujet. Dans leur
réponse à l'argument de la chambre chinoise de Searle, Dennett
et Hofstadter sont particulièrement clairs sur ce point
[Dennett and Hofstadter, 1981]. Pour être tout à fait clair,
si cette conscience des composants élémentaires devait
jouer un rôle dans la conscience du sujet cela signifierait,
évidemment (avec COMP), que le niveau de substitution n'a pas
été adéquatement choisi.
Supposons à présent que lors de la étape de
l'exécution particulière d'une machine de von Neumann
sur laquelle le rêve de vol supervient, une (ou plusieurs :
cela ne change rien au raisonnement) porte logique soit
défectueuse. A cette étape la porte logique
aurait dû envoyer une impulsion à une certaine autre porte
logique . Juste après l'étape , je suppose que la
porte logique est immédiatement réparée. Malgré
cette réparation, la machine n'est pas computationnellement
équivalente à la machine de départ, et, a priori, la (ou
les) défectuosité(s) entraîne(nt) à partir de
l'étape
un changement dans l'expérience du rêve.
Supposons cependant que par un
concours de circonstances extraordinaires, un accidentel (et heureux)
rayon cosmique, par chance, vient exciter la porte logique qui
aurait dû (en l'absence de défectuosité) recevoir
l'impulsion de la porte . Le rayon cosmique supplée donc, au
moment de la panne, et pour cette exécution particulière,
à la défectuosité de la panne. Voir figure 4.3.
Figure 4.3 : Un heureux rayon cosmique supplée
On sait, avec l'hypothèse du computationnalisme, que le sujet, au cas
où on l'interroge ultérieurement, ne sera pas au courant de cette
défectuosité temporaire. Si on admet que la conscience
supervient sur l'activité physique particulière d'une
machine (SUP-PHYS)
du fait que cette machine réalise à chaque instant une suite
d'états computationnels adéquats (COMP), on doit admettre que la
conscience doit supervenir aussi sur l'exécution
particulière de cette machine en présence de portes
défectueuses, au cas où, pour une raison externe et
extraordinaire, une intervention accidentelle supplée aux
défectuosités.
Je dirai que la thèse de la supervénience
physique entraîne la
thèse de la supervénience accidentelle active
(SAC).
De même, supposons que lors de la étape de
l'exécution particulière de la machine de von Neumann une
certaine porte logique ne soit pas utilisée. Lors de cette
étape cette porte logique est physiquement inactive. Avec
la thèse de la supervénience physique on doit admettre que si
la conscience supervient sur l'exécution particulière d'une
machine, la conscience supervient sur l'exécution de cette
machine où on retire les pièces inactives au moment où elles sont
inactives pour cette exécution particulière.
Figure 4.4: Rien ne supplée ... ni n'a besoin de suppléer
Je dirai que la thèse de la supervénience
physique entraîne la
thèse de la supervénience accidentelle passive
(SAP). Voir figure 4.4
Cette forme de supervénience accidentelle passive n'est pas utilisée
dans l'argument du graphe filmé proprement dit, mais sera utilisée
dans le raffinement proposé plus loin.
Venons-en à notre machine de von Neumann très particulière.
La machine (très particulière) de von Neumann que je considère n'est pas une machine électronique, mais est une machine où l'information est traitée optiquement. Elle est constituée de portes et de fils optiques. En outre, pour les besoins de la démonstration j'aimerais que le graphe booléen réalisant le réseau optique (correspondant au cube digital) soit inscriptible dans un plan. La seule difficulté technique consiste à faire croiser deux fils dans le plan en utilisant seulement les portes logiques. Ce problème a été posé par Dewdney aux lecteurs du Scientific American, lesquels lecteurs ont proposé diverses solutions. La figure 4.5 représente une telle solution [Dewdney, 1988].
Figure 4.5 : Croisement plan de Dewdney
Les modules sont, par définition, constitués des fils (les arcs) du graphe, et des connecteurs. Les fils du graphe sont des fibres optiques directionnelles et capables d'être excitées par une source extérieure perpendiculaire. Ce qu'illustre la figure 4.6.
Figure 4.6 : activation externe d'une connexion optique
Pour le bus on utilise des fibres bidirectionnelles. De
même les modules ``and", ``or", ``not" sont
supposés
être sensibles à la lumière lorsque la direction de
la source est approximativement perpendiculaire au graphe.
Par exemple dans la figure 4.7, le ``and" (& dans le dessin)
est activable aussi bien par une fibre optique interne au graphe que
par une source lumineuse externe.
Figure 4.7 : activation externe du module ET (&, and)
Il en est de même pour le ``ou" (or) et le ``non" (~).
Le graphe booléen est supposé être plongé dans de la fumée
semi-transparente serrée entre deux vitres. De cette façon
il nous est possible à la fois de contempler
l'activité du graphe et d'éventuellement le perturber de
l'extérieur. Macbeth est le nom que je donne à ce
dispositif physique.
Le graphe booléen, Macbeth donc, est initialisé de telle
façon qu'il soit computationnellement équivalent à
l'état instantané d'un cerveau généralisé (au
niveau supposé adéquat: qu'il soit physique, chimique, au
besoin quantique), d'une personne que j'appelle Hamlet (afin de
prévenir la confusion entre le cerveau généralisé,
Macbeth, et la (première) personne, Hamlet, dont la conscience
est associée à ce cerveau). L'initialisation s'effectue en
début de phase de sommeil paradoxal (de rêve), au niveau
adéquat (existant par hypothèse).
Avec l'hypothèse du computationnalisme COMP accompagné de l'hypothèse
de supervénience physique SUP-PHYS, pendant une exécution de
Macbeth, Hamlet rêve. Si on parvient
à capturer l'état du graphe à la fin du rêve et à
l'implémenter dans le cerveau original de Hamlet, celui-ci
sera à même de raconter son rêve, et son souvenir sera
aussi pertinent qu'après un
éveil normal, et cela quel que soit le temps réel mis par le
graphe à ``exécuter" l'activité du rêve.
Pendant le sommeil paradoxal le système sensoriel est
inhibé (ou si on préfère: le cerveau généralisé est isolé,
le sujet a commis un grand plongeon). Avec COMP et SUP-PHYS, chaque
ré-initialisation et ré-exécution de Macbeth sera donc
à l'origine du même rêve. On utilise bien sûr le
fait que l'activité du graphe est entièrement déterministe,
du point de vue d'une troisième personne. Cependant, toutes les fois
qu'on interroge Hamlet au sujet de l'originalité de son rêve
(soit directement si on a connecté des entrées sensorielles
à Macbeth, soit par implémentation de l'état final de
Macbeth dans le cerveau original de Hamlet) il répondra
affirmativement qu'il a commis ce rêve pour la première
fois.
Considérons à présent les expériences suivantes.
Première expérience.
La première expérience consiste à filmer Macbeth
lorsqu'il exécute le rêve. On utilise une caméra
capable de restituer des images très précises dans
lesquelles on distingue les composants élémentaires
(fils et connecteurs) du graphe booléen. Par un
film-de-Macbeth j'entends (un token d') une projection sur écran
du graphe filmé. Voici la première question posée :
La conscience supervient-elle sur un film-de-Macbeth ?