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Une théorie formelle est la donnée d'un langage formel,
d'un ensemble d'axiomes et d'un ensemble de règles
d'inférence. On exige d'une théorie formelle les choses
suivantes. On peut reconnaître mécaniquement si une
formule du langage est un axiome. Et on peut vérifier
mécaniquement si une formule est un théorème,
c'est-à-dire est une formule du langage dérivable en un nombre
fini d'applications des règles d'inférence à partir
des axiomes. Si en plus on peut vérifier qu'une formule
fermée n'est pas un théorème on dit que la théorie est
complète. Une théorie est saine si elle ne prouve que des
formules (de l'arithmétique par exemple) qui sont vraies.
Le résultat de Gödel est qu'une telle théorie, saine et
complète pour l'arithmétique, n'existe pas. Ceci constitue
une généralisation du théorème de
Gödel à partir de la thèse de Church:
Preuve. En effet, avec
la thèse de Church, l'ensemble des fonctions (partielles et
totales) calculables est identique à l'ensemble des fonctions
programmables, par exemple en Fortran (pour fixer les idées).
Considérons une
énumération des fonctions de N dans N, programmables (en
Fortran ou tout autre langage assez riche ce qui revient au
même avec la thèse de Church). Une telle
énumération est obtenue en placant les programmes Fortran
disposant d'une seule entrée par ordre de longueur. Si
plusieurs programmes ont la même longueur, on range ceux-ci
par ordre ``alphabétique" (en décidant préalablement
de placer un ordre arbitraire sur les touches du clavier).
Voilà l'énumération :
Etant donné le caractère numériquement codables des
programmes, il est possible de traduire les propositions du genre en
proposition purement arithmétique.
Etant donné le caractère mécanique de la génération
des programmes, l'existence d'une théorie formelle saine et
complète TFSC, rend la fonction (de 2 entrées) suivante
intuitivement totale calculable :
Comme FTFSC(z,x) est intuitivement calculable, on peut construire une
énumération de toutes les fonctions totales calculables suivantes.
Avec la thèse de Church, cette énumération contient toutes les fonctions
totales calculables.
ϕ113371*(x), ϕ213371*(x),
ϕ313371*(x),
ϕ413371*(x), ϕ513371*(x), ϕ613371*(x), ϕ713371*(x), ...
Mais dans ce cas la fonction
diagonale, à une entrée,
GTFSC(x) = ϕ_x^*(x) +1, est
totale calculable, et elle est différente de toutes les
fonctions
ϕ_i. G_TFSC est totale et intuitivement calculable, mais est
différente de toutes les fonctions fortran programmables, en
contradiction avec la thèse de Church. La négation du
théorème de Gödel réfute la thèse de Church. Donc la
thèse de Church entra\ine l'incomplétude de Gödel. Ce qu'il
fallait démontrer.
Bien s\ur, dans un certain sens
G_TFSC
est fortran programmable : il est possible de
décrire l'algorithme présenté plus haut en fortran. Mais, et
c'est ce que nous avons montré, la fonction décrite par cette
procédure est nécessairement
partielle. Pour certaine valeur de x
G_TFSC(x) diverge, et cela de façon non prouvable par la
théorie TFSC. On pourrait trouver une théorie plus
puissante TFSC, capable de décider si G_TFSC
diverge, mais elle sera incapable de décider, pour certaine
valeur de x, si la fonction correspondante
G_TFSC(x) diverge. La thèse de Church rend absolue
la notion de calculabilité, et relative la notion de
prouvabilité.
Il est raisonnable de penser que si cette preuve avait été
présentée à Russell et Whitehead, ils n'auraient pas
été convaincus. Ils auraient commencé par farouchement
critiquer la thèse de Church, et se seraient sans aucun
doute attelé à réfuter cette thèse avec Principia
Mathematica. Ce faisant, ils seraient vraisemblablement arrivés au
théorème d'incomplétude de Gödel.
De cette façon, le théorème de Gödel (1931)
confirme la thèse de Church, alias la loi de Post (1922).
La thèse de Church confirme à son tour, et rend non triviale,
l'hypothèse du mécanisme digitale.
En effet, si la thèse de Church était fausse il pourrait
exister des machines digitales capables de surpasser (en
quantité de fonctions calculables) les ordinateurs. Le
théorème de Gödel ne s'appliquerait pas a priori à
de telles machines. Avec TC, le théorème de Gödel
s'applique à toutes les machines digitales (suffisamment
riches, c'est-à-dire capable de démontrer les théorèmes
de l'arithmétique élémentaire). La thèse de Church donne
donc apparemment un espoir aux non-mécanistes qui voudraient
réfuter le mécanisme digital: il suffit de parvenir à
montrer que le théorème de Gödel ne s'applique pas à
nous, en exhibant par exemple une preuve informelle d'une vérité
non machine-accessible. Mais avec TC, une telle preuve ne peut pas
être effective, sinon elle est machine accessible. Avec TC et
le mécanisme, le théorème de Gödel s'applique aux
machines et s'applique à nous. La thèse de Church
alliée au mécanisme fait des résultats
d'incomplétude les prémisses d'une psychologie exacte
(voir aussi le rapport technique Marchal 1995, et Myhill 1952).
Judson Webb (1980) résume
cette situation en affirmant que la thèse de Church est l'ange
gardien du mécanisme. Il montre que la thèse de Church protège
le mécanisme de toute vision réductionniste du monde des machines
et qu'elle rend les réfutations du mécanisme (ou de la thèse
de Church) presqu'automatiquement non-communicable à une
troisième personne.
Gödel, malgré son théorème de 1931, ne croira pas à
d'emblée à la thèse de Church. Après la publication de
l'article de Turing (voir [Davis, 1965]), il admettra la thèse de
Church, et il estimera que la thèse de Church est une sorte de miracle
épistémologique. Pour la première fois une notion
métamathématique semble ne pas dépendre du système formel
choisi. On dit, en informatique théorique, qu'une telle
notion est ``machine indépendante". Cela introduit en quelque sorte une
notion objective d'objectivité : une notion est objective
si elle est valable pour toutes les machines universelles. C'est cette
notion de machine-indépendance qui nous permet d'espérer isoler une mesure
objective, machine universelle-indépendante, sur la collection entière des
états computationnels. En absence du ``miracle de Gödel" le présent
travail n'aurait aucun sens.
Indépendamment de Post et de Church, Turing
propose une thèse
équivalente et l'appuie sur une analyse abstraite de la notion de
calculateur humain. Gödel ne verra pas le bénéfice que la
philosophie mécaniste peut tirer de la thèse de Church. En
fait Gödel défendra une philosophie plutôt
non-mécaniste [Wang, 1974, Marchal, 1990, Marchal, 1995]. Il montrera par
ailleurs que la thèse de Church entraîne l'existence de
propositions
absolument indécidables pour l'esprit humain, ce qui ne sembla
pas lui plaire . En fait Gödel est piégé : il se
rend compte que la thèse de Church augmente considérablement la
portée de son théorème d'incomplétude, mais il
n'apprécie pas l'idée que la portée du théorème soit
agrandie au point de s'appliquer à nous.
Aujourd'hui la thèse de Church est acceptée de façon
quasi-unanime par les (méta)mathématiciens et les
philosophes concernés, mais cela ne doit en aucune façon nous
faire oublier le caractère révolutionnaire, miraculeux de
cette thèse.
On définit habituellement la machine universelle de Turing comme étant
une machine de Turing capable d'émuler (simuler parfaitement, aux
temps d'éxécutions près) n'importe quelle machine de Turing. On peut
cependant démontrer que la machine de Turing est à même d'émuler n'importe
quel programme fortran ou n'importe quel ordinateur quantique, etc. Avec la
thèse de Church, la machine universelle de
Turing peut émuler n'importe quelle machine digitale. C'est la thèse de
Church qui permet de supprimer le qualificatif ``de Turing" pour la
machine universelle. La thèse de Church rend ainsi la machine universelle
vraiment universelle, et elle rend de la même façon le
déployeur universel vraiment universel. En fait, c'est la notion même
d'universalité qui est rendue machine-indépendante, et donc
épistémologiquement absolue, au sens de Gödel
[Gödel, 1946].
La thèse de Church met en outre en évidence une
nécessaire activité capitale de la machine consistante
universelle : rester silencieuse lorqu'on lui pose certaines
questions, ou devenir inconsistante, si elle veut avoir réponse à
tout! Cela joue un rôle récurrant pour la dérivation des
phénoménologies de l'esprit et de la matière.
% Bertrand Russell et Whitehead devant la démonstration plus haut
% aurait
% sans aucun doute rejetté la thèse de Church ...
% Théorème de Kleene, Case et autoreproduction.
% L'importance capitale de la machine silencieuse.
% La thèse de Church physique (cf Deutsch, Delahaye)
% Les degrés plus petits que 0'. Fonction limite calculable,
% et
% Oracle. Et le lemme de Shoenfield.
% thèse de Church intensionnelle (TCI), extensionnelle (TCE)
Remarque La thèse de Church n'est pas une proposition
mathématique. Elle appartient au domaine de la philosophie
des mathématiques. Elle est scientifique cependant, dans le sens
qu'elle est en principe réfutable et confirmable. Par exemple, il
suffirait de trouver une fonction ``clairement" calculable qui ne soit pas
programmable pour la réfuter. Le fait que la thèse de Church
entraîne le théorème de Gödel illustre qu'une thèse
philosophique peut avoir des conséquences purement
mathématiques (ce qui par ailleurs illustre encore son
caractère réfutable et confirmable). Dans le présent travail
l'hypothèse du computationnalisme joue un rôle
analogue. Il s'agit d'une hypothèse à la fois
philosophique et scientifique (en principe réfutable) qui permet
de transformer le problème du corps et de l'esprit (réputé
être un problème de philosophie) en un problème de pure
mathématique (isoler une mesure unique satisfaisant à
certaines contraintes sur l'ensemble des états
computationnels).
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Bruno Marchal
Thu Apr 1 00:14:24 CEST 1999